Laurent Fouillé déMobiliste

Sociologue Urbaniste

Assoupis que nous sommes dans l’habitacle


Assoupis que nous sommes dans l’habitacle

Ou l’anecdote d’un retrait d’espèces (ou au sujet du retrait de l’espèce)

Un samedi matin, je me rends au distributeur pour retirer le montant du marché hebdomadaire. Je marche. Le ciel bleu et la fraîcheur matinale rendent la déambulation agréable. Des chants d’oiseaux égayent ce paysage urbain pourtant si routinier. A l’approche d’une rue que je vais prendre à contresens des voitures (jusqu’ici absentes, étonnant), j’entends le ronronnement d’un moteur. Un véhicule au ralenti, qui démarre ou manœuvre. Au fur et à mesure de mon approche, je comprends qu’il s’agit d’un véhicule à l’arrêt. Les voitures stationnées en enfilade masquent celle qui dérange mon oreille.

Enfin, je les aperçois ! Deux jeunes dorment paisiblement dans leur capuche, le soleil levant les éclaire de face, leurs sièges sont inclinés. Ils ont pris le temps de s’installer confortablement AVANT de couper le contact. Ils ont bien fait de s’arrêter, vu leur état avancé de fatigue. Conduire davantage aurait été inconsidéré. Ils ont eu la présence d’esprit de stationner et de choisir de dormir là où ils étaient. Ils ont juste omis d’interrompre le moteur.

Mais voilà, le GIEC vient de rendre son énième rapport, toujours plus consternant et étayé. Et ce moteur tourne et embrume la rue, depuis combien de temps ? Le temps de penser cela, j’étais devant le distributeur. Je prends mes billets et repars dans l’autre sens, déterminé à mettre fin à cette combustion inutile. A l’aller, j’avais eu la politesse de ne pas les déranger dans leur sommeil, mais si à mon second passage ils étaient toujours sur ON, j’interviendrais (attention). Je réfléchis alors à la symbolique de cette image. Je dois leur tirer le portait et dénoncer cela sur les réseaux sociaux ! D’autres le feraient sans vergogne, mais je respecte le droit à l’image, le droit à l’oubli, le droit à la petite connerie. Eh oui, je les entends, ils sont toujours là, les mecs amorphes.

Toc-toc-toc! Ils ouvrent les yeux. Ça à l’air vraiment dur, gros vendredi soir à ce que je vois. Ils reprennent possession de leurs corps qui s’animent au ralenti, reviennent à la vie.

– « Bonjour, tu peux éteindre ton moteur s’il te plaît ? » (oui j’ai tutoyé)

Je mime le geste d’une main qui tourne la clé dans la serrure, ce qui peut suffire en soi à déclencher par mimétisme le mouvement adéquat. Le silence revient. Le souffle chaud et nauséabond cesse enfin de s’échapper.

– « Merci !»

Cet instant de vie me semble une métaphore mieux adaptée que celle de la maison qui brûle. Nous sommes assoupis dans l’habitacle. Nous n’avançons plus et le savons depuis longtemps. Nous n’en avons plus les moyens et n’en éprouvons même plus l’envie, mais pourtant nous n’éteignons pas le moteur, anesthésiés dans le confort offert par la machine, bercés par son ronronnement. Seule la panne sèche peut-elle nous sortir de notre torpeur ? Continuerons-nous ainsi jusqu’à la dernière goutte, la dernière pépite, la dernière poussière ? Entropie anthropique : l’homme serait l’animal du bruit et de la dissipation.

Il n’y qu’à tourner la clé pour couper le contact, ouvrir la portière et sortir de la voiture. Le monde autour ne s’en portera que mieux. Sortir de la voiture ! Pas à l’échelle d’une personne, mais d’une civilisation.


L’illustration est de Vivian Maier, New York, NY, 1955 Man Sleeping in Car, c’est le meilleur cliché que j’ai trouvé pour remplacer la photo que je n’ai pas prise au moment des faits.


%d blogueurs aiment cette page :