
Un jour, tout s’était arrêté. Dès le lendemain, nombreux furent ceux qui réclamèrent le redémarrage dès que possible de la machine. C’était bien mieux avant, lorsqu’elle tournait à plein régime, leur offrant abondance de biens et pléthore de divertissements. Son fonctionnement avait ceci de rassurant qu’il offrait quelques certitudes. Ils souhaitaient le retour à la normale. Mais d’autres, tout aussi nombreux visiblement, réclamèrent une bifurcation immédiate, voyant dans cet arrêt inédit l’occasion unique d’une redirection radicale. Bien entendu, un nombre tout aussi considérable de personnes avaient le cœur qui balance et hésitaient. Il serait évidemment confortable de retrouver les avantages de l’ancien fonctionnement, mais l’occasion de corriger et d’améliorer ne devait pas être ignorée. Après tout, une telle situation ne se présentait pas tous les quatre matins et cela faisait des décennies que le fonctionnement, bien que garanti, fiable, robuste, ne faisait plus rêver, ni espérer. « La machine va dans le mur » était un constat aussi angoissant que partagé. Certes, les collapsologues n’étaient qu’une minorité, mais les blasés et les sceptiques étaient plus nombreux. Le déclinisme n’était pas un étendard choisi, il était un lieu commun aussi largement diffusé que facile à observer. L’enthousiasme était difficile à cultiver sur le sol de l’histoire, telle qu’elle nous était racontée, sur les bancs de l’école comme sur le canapé du salon. Il fallait d’abord se convaincre soi-même qu’un progrès était possible, que le monde offrait des perspectives réjouissantes, que l’histoire nous proposait de manière crédible l’arrivée prochaines de jours heureux.
En effet, la transformation d’un modèle vers un autre requière une énergie et une volonté supérieure à celle requise pour sa reproduction, sa conservation, sa maintenance. Il fallait donc qu’un idéal émerge, un modèle alternatif, une pure fiction mais suffisamment attrayante pour qu’elle invite à la réaliser. Notre modèle est usé, bourré de défauts, en fin de vie, néfaste à bien des égards. Mais son réalisme souverain est parvenu à le hisser au rang de voie unique. Il n’y aurait pas d’autres chemins, l’histoire serait achevée, comme la civilisation mondialisée. Ce réalisme sans espérance ni conviction, blasé, s’accompagne d’une panne d’imagination. C’est normal quand on est conservateur de ne pas vouloir changer, parce qu’il en a toujours été ainsi. Mais comment expliquer que des progressistes, aux manettes, n’aient aucune imagination, qu’ils soient résignés au « c’est ainsi, mais pas autrement »? Comment les tenants de la modernité entreprenante, ceux qui ne veulent pas d’entrave au progrès et aux affaires, peuvent-ils vouloir un simple plan de relance, un banal redémarrage de la machine ? Alors qu’ils ont là l’occasion d’en inventer une nouvelle, nos génies souhaitent le retour à avant la crise. Si on revient à avant celle-ci, il faut revenir aussi avant la précédente, et de crises en conflits, on peut remonter jusqu’à la nuit des temps.
Toutes ces voitures immobilisées prenaient la poussière en plus de la place qu’elles occupaient dans nos rues. Depuis combien de jours maintenant ne servaient-elles plus à rien? La plupart d’entre elles avaient été siphonnées, des messages et autres dessins avait été inscrits au doigt sur leurs vitres et carrosseries. Nous avions vécu plusieurs fois cette situation, dans laquelle le sable du Sahara, porté par le Sirocco, recouvrait en quelques heures d’un parement poussiéreux qui évoquait l’immobilité longue et la lente sédimentation. Quelques heures plus tard, les tuyaux d’arrosages et les stations de lavages faisaient disparaître la pellicule de poudre. L’empressement engendrait des files d’attentes, pour oublier vite et effacer cette image angoissante du monde d’après l’automobile. Cette fois, c’était différent. Toutes les voitures n’avaient pas été abandonnées et certaines circulaient encore. En revanche, le manque de carburant et d’énergie en général avait décimé le parc roulant, 90% d’entre elles n’avaient plus d’utilisateurs. Le stress hydrique était désormais tel que la pluie seule était encore autorisée à laver les véhicules. Détenir un véhicule d’une propreté rutilante aurait été jugé scandaleux, humiliant envers celles et ceux dont le robinet ne fournissait désormais plus qu’une eau intermittente en volume comme en potabilité.