Mise en garde : ceci n’est ni un poisson d’avril en retard, ni un texte rédigé par le chat d’J’ai pété.
Il se produit parfois des choses qu’on peut garder pour soi, mais certains faits sont trop lourds à porter, ils doivent être avoués ou confessés. Il faut parler lorsqu’on n’arrive plus à porter. J’avoue donc en bloc : j’ai commis un régicide sur la personne d’Elisabeth II, le 8 septembre 2022. Scotland Yard n’est pas parvenu à me confondre et face au chagrin de tout un peuple, je n’ai pas osé avouer sur le moment. Surtout, le moyen du crime étant peu commun, j’ai pensé que personne ne me croirait.

Le mode opératoire et mon absence de mobile rendaient ce crime indécelable, d’ailleurs je tiens à préciser qu’il s’agit d’un régicide tout à fait involontaire. Des aveux, formulés après 7 mois de silence, pourraient être l’indice d’un homicide volontaire, ce que je nie catégoriquement. En effet, j’ai tardé seulement pour deux raisons, la première étant que je ne voulais pas gâcher les funérailles royales et bien au contraire respecter scrupuleusement le deuil de la famille et des sujets nombreux de Sa Majesté. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, ma culpabilité, bien que croissante, se trouva contenue sous le poids du deuil royal planétaire. De ce fait, je ne pouvais accepter l’idée de la vindicte populaire à mon encontre, crapuleusement.
Pour la seconde raison, je préfère vous faire d’abord le récit de ma journée du 8 septembre 2022.
Le matin, je me suis levé comme d’habitude, j’ai déposé les enfants à l’école, puis j’ai participé à un wébinaire de 9h00 à 9h30 (il y a des témoins, cela a même été enregistré, ce qui est une chance car ça ne m’arrive que très rarement). Cela prouve que j’étais alors à mon domicile.
Ensuite, j’ai fait un peu de repassage, passé l’aspirateur, rangé un peu, puis j’ai assisté à une visio de 11h à 12h30. Il s’agissait d’un appel à innover de Paris&Co, (auquel j’ai répondu par la suite, mais n’ai pas été retenu, snif… ). Je n’ai pas de preuve matérielle de ce que j’avance là, mais les organisateurs ont peut-être la capacité de retrouver une trace de ma présence. Avec un peu de chance, ils se souviendraient d’une question que j’aurais posée (à l’oral ou dans le chat, je ne suis plus certain).
Après cela, j’ai déjeuné, seul. Un reste réchauffé mastiqué devant la télé. Rapidement, car je me souviens avoir éteint le téléviseur agacé des titres du JT de 13H. C’est alors que j’ai entamé la lecture d’un nouveau livre.
Je me doutais qu’il ne s’agissait pas d’un livre anodin. En l’achetant, je savais qu’il parlait de royauté, de souveraineté, de monarques, puisqu’il est écrit sur la couverture et la tranche ON KINGS. La couverture est illustrée d’un montage entre une illustration du Léviathan et un village Esquimaux. Une mention en latin de Job 41.24 fait figure de code et forme un indice de la présence du sacré dans le livre.
Bref, innocemment, je m’engage dans cette lecture. Je lis une bonne partie de l’après-midi, car le propos est captivant. Vers 16h20, je vais chercher les enfants à l’école, puis vers 17h00 je fais une visio avec Aurélien Bigo, peut-être pourrait-il en attester ? J’ai profité de sa présence au wébinaire du matin pour lui demander de m’accorder un entretien et il m’a gentiment proposé ce créneau.
Ma mémoire me joue un peu des tours, concernant le moment précis où j’ai pris connaissance et/ou conscience du décès de feu sa majesté la reine. Je ne sais plus si c’est juste avant de me connecter à la visio, ou juste après, ou même pendant – un onglet du monde qui se serait affiché et aurait capté mon attention un instant (sachant que l’échange avec Aurélien était riche et intense, de mon point de vue). Soit je n’ai pas fait le lien immédiatement, soit j’ai directement pris conscience du lien évident entre ma lecture de ce livre et le décès instantané qui en a résulté.
Nous en arrivons au point où je peux vous expliquer la seconde raison du délai de mes aveux. J’avais, parallèlement au respect du deuil de la famille et des sujets, le besoin impératif de terminer la lecture de ce livre, avant de pouvoir témoigner. Un livre sur les souverains qui tue un souverain au hasard lorsqu’on le lit, ça suppose une lecture complète avant témoignage. C’est mon côté enquêteur. J’étais en quelque sorte le premier inspecteur sur le lieu du crime, le témoin d’un phénomène invisible aux yeux de tous. Il fallait que je fouille au fond de ce grimoire et en feuillette chacune des pages. N’étant pas encore traduit, hélas (si un jour c’est le cas, je n’hésiterai pas à le relire en français dans ma cellule), il fallait donc le lire en VO anglaise.
[!!! on me dit dans l’oreillette, qu’il vient d’être traduit en français et sort aujourd’hui aux éditions de La Tempête vous le lirez plus vite que moi, cela précipite un peu la publication de ce billet.]
De base, je ne suis pas le lecteur le plus rapide du monde. En anglais, je vais encore un peu moins vite, forcément. Et puis quand on parle des rois chez les Shillluk, on est obligé de définir ce qu’est le reth et d’évoquer Nyikang. La généalogie royale des Mérina de Madagascar, comme toutes les autres, charrie son lot de noms propres, parfois longs et difficiles à prononcer comme à retenir (Kamehameha étant l’exception, grâce à Dragon Ball). Pas d’inquiétude toutefois, puisque le livre comporte 50 pages de bibliographie, ainsi que des index pour les sujets, les noms propres et les éthnonymes. L’anthropologie a ceci de délicat que le lexique employé est toujours très riche. On y parle de matériaux et d’espèces locales, de rituels… Nous parlons ici d’un livre de 464 pages (sans les annexes) d’une densité importante. Comme il s’agit d’une compilation d’essais, j’ai alterné avec d’autres lectures dans ma langue, plus abordables et rapides à lire (L’Arabe du futur, Rendre le monde indisponible, Les hommes lents, Relocaliser…). Ça m’a pris du temps et je suis heureux d’avoir pu le lui consacrer, car ce livre vaut bien plus que son prix en librairie et le temps consacré à le lire. Ce serait encore le cas si la valeur de mon temps était plus élevée qu’elle ne l’est (du fait de faibles revenus, il ne s’agit pas là d’une ligne de défense misérabiliste, seulement d’un fait matériel permettant de jauger cette notion de valeur du temps chère aux économistes, plus nous aurions de revenus, plus notre taux horaire serait élevé, la blague).
Voilà, je pense vous avoir tout dit. J’ai tout simplement tué Elisabeth II en ouvrant ce livre et en le lisant à voix haute. Je pense que ce détail a peut-être une importance. Quand je lis en anglais, ça m’aide un peu. Je le fais aussi avec des textes puissants en français pour y ajouter de l’emphase, lorsque je suis seul. Dans ce cas précis, j’avais deux raisons de laisser le texte entrer par mes yeux, puis sortir de ma bouche, avant d’entrer à nouveau par mes oreilles.
Alors vous allez me dire que ce n’est pas crédible. Certes, ça défie un certain nombre des lois de la physique et de la criminologie, j’en conviens. Il s’agirait là d’un télérégicide par utilisation d’un livre. Sans quitter mon domicile, j’aurais mis fin aux jours de la Reine à des centaines de kilomètres de distance.
Pour comprendre et évaluer la plausibilité de mes aveux, il est nécessaire d’évoquer le contenu de ce livre. En effet, c’est l’intention première de cet aveu. La dangerosité avérée d’un tel ouvrage peut pour certains exiger son interdiction pure et simple. On sait qu’à différentes époques, des livres ont été brûlés pour des motifs bien plus excentriques que mon témoignage qui reste somme toute factuel. Peut-on laisser en circulation un livre qui, lorsqu’il est lu à voix haute, cause le décès d’un souverain ? Si je régnais, je ne l’accepterais pas. Qui dit que cela n’affecte que les porteurs de titre ? Est-ce que ce phénomène n’affecte pas aussi les dirigeants élus ? D’ailleurs, certains rois sont en quelques sortes élus ou du moins cooptés par le conseil des anciens, ou nommés par un prêtre, un shaman, un oracle. Le roi n’est parfois que celui qui parle, au nom du peuple, avec celui qui fait la pluie ou celui qui communique avec les esprits ou le dieu qui fait la pluie.
Cela pose de nombreuses questions : comment organiser le protocole d’élucidation de cette affaire ? La reconstitution est inutile ici. Il nous faut des nouvelles constitutions. Des tests et expérimentations ad hoc qui nous permettraient de vérifier, documenter, scruter les relations entre la lecture de cet ouvrage et la mort de figures royales tout autour du globe. Il faudrait aussi que je lise d’autres exemplaires, ou le même, pour voir si ça marche une seule fois, seulement avec cet exemplaire ou avec n’importe lequel. Il faudrait également vérifier si cet effet régicide se produit avec d’autres lecteurs ou s’il m’est propre (le cas échéant cela signifierait que je détiens une sorte de magie noire, je crains un procès en sorcellerie bien plus que je ne crois en l’éventualité d’un pouvoir surnaturel en ma possession). Il faudrait monter un protocole béton pour isoler les paramètres en jeu. Avec de nombreux participants nous pourrions constituer une cohorte et par la loi des grands nombres, et de nombreux tests statistiques, vérifier et mesurer le degré de corrélation avec les décès de souverains, rois, reines, princes, princesses…
Je pense n’être que le véhicule de cette tragédie. L’arme a tiré seule, j’ai juste dégoupillé le livre sans imaginer la portée de mon geste. Je pense ne pas être un sorcier, c’est ce livre qui produit cet effet. Mon intuition est qu’il n’agit qu’à la première lecture par son premier lecteur. Je n’ose pas le relire en dehors d’une expérimentation contrôlée par d’autres. Je ne veux plus faire ça dans mon coin. Le plus adéquat serait de fournir des exemplaires à des primo-lecteurs qu’on placerait sous observation au moment de leur lecture (moment qui peut avoir été randomisé pour assurer l’absence de biais) que l’on comparerait ensuite avec l’heure précise des décès de souverains ou de membres de familles royales (peut-être que je suis tombé sur la reine et qu’un autre causera la mort d’un roi, d’un prince, d’un descendant non régnant, d’un gouvernant non couronné ou que sais-je ?)
D’ailleurs ce livre étant publié depuis plusieurs année, il faudrait que l’éditeur HAU organise le rappel des ouvrages, identifie les détenteurs d’un exemplaire et parmi eux les lecteurs. Il serait crucial qu’ils se souviennent de la date de leur début de lecture. Ces dates pourraient ensuite être confrontées, elles aussi, à celles des décès de têtes couronnées et de dirigeants de toutes sortes (autocrates, oligarques, dictateurs, présidents démocratiquement élus…)
Mais de quoi parle ce livre au fait ? Quel est son sujet ?
C’est le contenu de ce livre qui m’a convaincu que le décès de la reine ne pouvait pas être une simple coïncidence. Le lire m’en a davantage convaincu à chaque page.
C’est un livre qui parle de royauté et de souveraineté dans les sociétés humaines organisées autour de la figure d’un monarque ou d’une famille royale. Sont bien entendu évoquées les sociétés organisées sans cette figure, voire contre l’émergence de cette personnalisation du pouvoir, des sociétés dans lesquelles des anti-rois incarnent la figure inverse, les cultures des clowns violents qui surgissent dans des configurations carnavalesques, des moments d’inversion de l’ordre et du désordre. Plus concrètement, ce livre traite de régicides, de tyrans sanguinaires qui tuent et sont parfois tués à leur tour, en bouc émissaire, rituellement ou au cours d’une révolte. Si l’histoire française se focalise sur LE roi guillotiné, elle occulte la banalité du régicide au cours de l’histoire humaine. Certains rois sont systématiquement tués à la fin de leur règne, le successeur peut avoir besoin de se nourrir rituellement de leur sang ou de leur chair pour que la transmission du pouvoir respecte le cérémonial en vigueur. Le corps du christ est une allégorie de l’anthropophagie, mais il est possible que des rituels puissent avoir été moins métaphoriques et donc plus cannibalesques.
Dans cette galerie royale de l’humanité, on croise des rois qui lorsqu’on leur offre un fusil, s’en servent pour tirer sur n’importe lequel de leurs sujets, pour vérifier qu’il fonctionne et affirmer en passant leur extraordinaire pouvoir de vie et de mort. Cette cruauté fait partie du job de roi. S’ils agissaient autrement, ils n’exprimeraient pas le pouvoir exceptionnel attendu d’eux. Et puis, il existe ces rois vivants entourés d’un cercle d’exécuteurs (c’est leur nom) qui doivent certes les servir, et en ce sens exécuter des ordres, mais qui tirent leur nom du fait qu’ils doivent surtout exécuter le roi dès qu’il montrera le moindre signe de faiblesse, de maladie ou de vieillissement.
Ce livre est peuplé de rois et de reines, de tyrans et de faiseurs de pluie qu’on assassine en cas de sécheresse. De rois divins et de rois sacrés, de rois étrangers, de royaumes enchevêtrés qui règnent les uns sur les autres ou les uns avec les autres (toutes les combinatoires sont possibles ), de souverains tyranniques qui règnent sans pitié, mais que les peuples ont su enfermer dans des rituels qui les isolent dans des palaces, qui font souvent aussi office de harem. Ces rois ont été étudiés dans toutes sortes de sociétés par deux rois de l’anthropologie David Graeber et son directeur de thèse Marshall Sahlins, une dynastie intellectuelle donc (l’esprit peut passer d’un corps à l’autre sans filiation biologique, magie de la culture, le patriarche aura rejoint la tombe peu après son élève). Ils ont choisi et trié les exemples qu’ils nous donnent à voir, pour servir leurs théories diront certains, pour décrire méticuleusement ce qu’est la souveraineté, le fait social du prince, le fait de décider pour autrui et d’obtenir satisfaction sous peine de représailles.
Je ne vais pas vous en faire la synthèse ou vous noyer sous une avalanche de citations. Je vous en donne juste le plan :
DG et MS Préface – Introduction : thèses sur la royauté
1 MS La société politique originelle
2 DG La royauté divine des Shilluk : sur la violence, l’utopie et la condition humaine
3 MS Les dimensions atemporelles de l’histoire : dans l’ancien royaume du Kongo, par exemple
4 MS La royauté-étrangère mexicatl
5 DG Le peuple comme nourrice du roi : Notes sur les monarques comme enfants, les révoltes de femmes, et le retour des ancêtres morts dans le centre de Madagascar
6 MS La politique culturelle des relations centre-périphérie
7 DG Notes sur la politique de la royauté divine : ou, éléments pour une archéologie de la souveraineté
Le seul moyen de lever le doute sur ce que j’avance ici, serait que d’autres personnes lisent ce livre (à voix haute). Pour moi, c’est vraiment pas de chance, parce que la reine Elisabeth était une monarque appréciée de ses sujets (« Y en a des biens », comme dirait Didier Super). Graeber propose même de réhabiliter Néron, qui n’avait pas que des mauvais côtés (c’est étayé). Il serait préférable que votre lecture cause la chute d’un véritable tyran, un Bachar ou un Vladimir par exemple. Faut-il pour cela que le livre soit lu en cyrillique ou en arabe (auquel cas, il faudrait attendre ou organiser au plus vite une éventuelle traduction) ? Il n’est peut-être pas nécessaire d’ajuster la langue au souverain, c’est peut-être aléatoire, l’effet n’est pas forcément garanti. Ce qui est certain, c’est que vous ne ressortirez pas indemne de cette lecture. Les auteurs ont pris le plus grand soin à rester focalisés sur leur travail ethnographique et ce n’est que par petites touches que des liens avec nos sociétés actuelles sont suggérés, en prolongement, en creux ou en miroir. Les auteurs nous laissent le soin de transposer ce qui nous semble transposable autour de nous. C’est gentil de leur part, ça laisse au lecteur le sentiment que son intelligence prodigieuse le fait penser avec force (en fait des lignes de fuite suintent entre les lignes du texte et pointent vers ces déductions évidentes)
SPOILER ALERT Si vous avez l’intention de lire ce livre, ce que j’espère, vous pouvez sauter cette rubrique (passez à la suivante Une fin romancée) et y revenir plus tard, car bien que je ne cite ni ne fait la synthèse, je peux dévoiler quelques perles en vrac (dans l’ouvrage c’est bien mieux) dans le commentaire
Mon sentiment est que nous avons un gros problème avec notre manière de gérer la souveraineté dans nos royaumes sans roi. A bien y regarder, nos rois ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, des rois clowns donnés en spectacle dans des journaux ou lors de cérémonies, des ritualistes sans pouvoir d’action, des souverains dépendants des soins apportés par le petit peuple. Ainsi maternés et soignés, ils vivent isolés dans leurs châteaux. On peut inversement, considérer qu’ils se sont démultipliés dans leur capacité de gouverner le temps comme l’espace (alors qu’antérieurement c’était l’un ou l’autre, beaucoup de pouvoir signifiant l’action forte et cruelle sur un petit espace, alors qu’un vaste royaume signifiait un pouvoir lointain, faible, relâché). Et puis nous avons beaucoup de souverains, tellement qu’ils n’en ont plus forcément le titre officiel d’ailleurs ou alors celui de roi du pétrole, roi de la bourse, roi de la tech, etc… Leurs palaces cumulés dépassent de loin les colossales fortunes amassées par des rois guerriers comme Alexandre. Leurs entreprises comptent plus d’employés, que les soldats et fonctionnaires de vastes empires historiques. Ils nourrissent des rêves de conquête spatiale, poursuivent l’immortalité comme Gilgamesh. Certes la démographie joue, nous sommes plus nombreux à être gouvernés, ce qui expliquerait la prolifération des monarques.
Si vous voulez remettre les rois à leur place, ce n’est pas en décrétant que chacun est souverain, le peuple souverain ce n’est pas une monarchie parlementaire dans laquelle chacun s’estime être, ou vit objectivement comme un roi. Cette question est également importante : ne vivons-nous pas dans l’ère de ceux qui vivent comme des rois, mais se pensent comme une petite bourgeoisie, une classe moyenne ? (je m’inclue dedans). Si l’on considère notre richesse énergétique par exemple, quel roi historique a connu pareille abondance ?
Graeber donne une excellente explication à ce phénomène, chez les Mérinas de Madagascar, la famille royale était la figure du ménage consommateur en opposition au peuple composé de ménages de producteurs. Nous voici tous consommateurs et royaux en ce sens, des enfants gâtés, portés, allaités. On apprend que porter et travailler ont le même sens dans cette langue, que ce terme est en opposition avec parler : il y a donc d’un côté ceux qui parlent et de l’autre ceux qui portent. Ça vous parle ? Les rois, enfants et consommateurs sont la même position. Devenons tous adultes et nous n’aurons plus de rois à servir ou à tuer. Nos institutions et conventions ont souvent concentré les pouvoirs dans des figures violentes et capricieuses, nous avons composé avec des tyrans, nous les avons adulés et servis aveuglément, jusque dans la tombe (notons que la mort d’un roi peut s’accompagner de l’exécution de sa famille et de sa suite). Mais d’autres institutions et conventions peuvent répartir équitablement ressources et pouvoirs, interdire qu’un ordre puisse être donné, cantonner la violence du pouvoir dans des espaces confinés ou dans des moments singuliers (rituels, guerres). Les humains peuvent collectivement s’organiser dans des formes non violentes, non dirigistes, des cultures du dialogue et de la coopération. Pour cela, la violence ne doit pas être cultivée comme l’axiome de base. Si la vie est pensée comme une lutte du plus fort, la richesse et le travail relèvent de la course au trésor, du butin, du pactole, tout cela engendre une prime à l’exploitation du travail qui conduit à l’esclavagisme. Si les règles de notre jeu de société sont être le plus fort, s’en mettre plein les poches, donner des ordres, alors la violence est l’issue nécessaire. Pour limiter la violence des humains (car elle existe), il faut la canaliser vers des fonctions adaptées : l’usage de la force (la guerre, le combat, la lutte, le travail physique), la sublimer (le jeu, le sport, l’art), la prohiber dans un maximum de situation. Pour limiter l’expression de la violence, il convient de répartir les richesses…
Une suite romancée
Le livre étant rapidement traduit et publié dans toutes sortes de langues, du fait de sa qualité académique, des souverains âgés ou usés décédèrent rapidement dans de nombreux pays. L’analyse postérieure des co-occurences de la lecture de ce livre et de la mort d’une figure royale révèlera que la lecture à voix haute dans une langue entraîne la mort du régnant le plus usé par l’exercice du pouvoir, locuteur de celle-ci. Ce n’était pas nécessairement le plus vieux ou celui ayant eu le règne le plus long, mais celui dont le pouvoir vital avait le plus diminué. Il était souvent âgé par conséquent, mais pas nécessairement. Il pouvait être un roi avec titre, il pouvait aussi bien s’agir d’une personne puissante, fortunée, importante. Un dirigeant. Une personne qui donne des ordres et n’en reçoit aucun, qui mène grand train, consomme beaucoup mais ne produit pas. Il fallait aussi que le lecteur soit au contraire un humain du commun, un producteur.
L’inspecteur qui avait enregistré la déposition, et fait interner dans la foulée celui qui pensait avoir tué la reine d’Angleterre, fut intrigué par les nécrologies de plus en plus fréquentes de souverains. Après relecture du procès-verbal, il décida de le faire fuiter dans un forum. Le lendemain, un tiktoker influant lança la rumeur « du livre qui permet de tuer les rois, si on le lit à haute voix ». La propagation faisant le reste, des personnes achetaient le livre pour en lire l’introduction, c’était devenu une sorte de challenge. De ce fait, la mortalité royale connut un véritable bond. La réalisation prophétique agitait les réseaux sociaux, ce qui accroissait encore les ventes du livre, sa traduction dans de nouvelles langues. Si certains lecteurs ne lisaient que les premières pages du livre, découragés par le niveau d’érudition de ses auteurs, il n’en restait pas moins que cet ouvrage académique atteignait une audience fantastique. Des lecteurs qui ne se seraient jamais arrêtés sur cet ouvrage, sans la rumeur de sorcellerie, y venaient en nombre. La majorité le lisait jusqu’à la dernière phrase, subjugué par les vérités anthropologiques accumulées et toutes les questions que cette lecture posait. Ainsi, en même temps que le nombre de souverains en circulation diminuait et que leur espérance de vie s’amenuisait, un peuple d’humains gouvernables et de longue date gouvernés par des souverains, découvrait la liberté et l’autogestion. L’âge moyen du président, du chef, du grand patron, du dominant diminuait jour après jour et le phénomène accélérait. Ce qui n’était qu’une rumeur du net, un gag semi-complotiste, un canular du Gorafi, finit par préoccuper l’éditorialiste du Figaro. Pouvait-on encore être de droite ? Pouvait-on encore vouloir être le chef ? En l’espace d’une année, les familles royales avaient perdu leur moitié la plus âgée ou usée par le pouvoir. Les successions se succédaient en pagaille. Charles avait déjà cédé la place à Harry ou à l’autre, je ne sais plus comment il s’appelle, Bidule ?
Vladimir, Bachar et les autres étaient enterrés quelques semaines après la traduction de l’ouvrage. Bill Gates était mort la même semaine que Trump et Bezos, Zuckerberg s’inquiétait. Certains pays avaient voulu bloquer le processus en interdisant la publication du livre et son entrée dans le pays. Mais cela ne servait à rien, les Chinois le comprirent le jour de la mort de Xi Jinping. Leur politique zéro ON KINGS et zéro Graeber n’avait pas fonctionné. Effacer toute trace sur le web chinois avait été une formalité, comme la saisie et la destruction des ouvrages. En revanche, des expatriés passaient leurs journées à traduire, lire, diffuser la combine à leurs compatriotes en exil. L’assemblée du Parti rajeunissait à vue d’œil et la mortalité des petits potentats locaux se traduisait par des bouchons dans les crématoriums comme en temps d’épidémie. Partout, le pouvoir se disloquait du fait de l’impossibilité d’organiser toutes les successions. Les couronnes changeaient de tête de jour en jour, les consignent se perdaient en chemin, des trésors dissimulés étaient oubliés (pas perdus pour tout le monde, ça tombait toujours dans la poche de quelqu’un). Comme les individus du commun sont légions, là où par définition, les souverains sont rares, lorsqu’une partie importante du peuple lisait le livre Sur les rois, cela engendrait des pluies de décès chez les monarques. La guerre avait cessé le feu. Des jeunes officiers se trouvaient bardés de médailles non pour leurs batailles, mais du seul fait de la mortalité fulgurante au sein de l’État-major. Rares étaient ceux qui souhaitaient encore s’emparer du haut-commandement des armées. Un troufion avait désormais plus de chances de survie. Prendre du galon était synonyme de s’approcher de la tombe.
Au terme de ce processus, plus personne ne voulait être le chef, donner des ordres, repartir avec le pactole. Cela pour deux raisons : la peur de mourir chez ceux qui se rêvaient comme des prélats ou des conquérants, l’envie d’être libre et de vivre sans les enfantillages princiers chez ceux qui avaient lu le livre ou qui, toute leur vie durant, avaient dû servir ce genre de spécimen. Ainsi ils découvrirent ensemble qu’il n’y avait besoin d’aucun maître et qu’ainsi il n’y aurait aucun esclave, qu’il n’y avait besoin d’aucun milliardaire et qu’ainsi il n’y aurait aucun pauvre.
Cette histoire peut s’achever par une citation, pas du livre (trop risqué, lisez-le), mais de Gaël Faye, un très beau morceau intitulé Président :
« Président à vie » est son mandat, il quitte le pouvoir par mort naturelle ou assassinat
Quand c’est la paix, les dirigeants dirigent, quand c’est la guerre, c’est la guerre qui dirige »
La première rime est en ligne avec l’ouvrage, en revanche la seconde donne envie de la réécrire
Quand c’est la guerre, les dirigeants dirigent, quand c’est la paix, personne ne dirige.
Ou
La guerre, c’est les dirigeants qui dirigent, la paix, c’est lorsque personne ne dirige
Ou encore
Les rois nous dirigent vers la guerre, lorsqu’ils nous laissent en paix, personne ne dirige
Testez par vous-même. Si la lecture de ce livre ne tue pas un souverain, elle tuera tous les souverains en vous.
PS : à Gérald Darmanin, (ou P, si l’on se réfère à La Zone du Dehors d’Alain Damasio, ma lecture du moment, qui dialogue à merveille avec ce qui est écrit ici), souhaitant vous aider civiquement à dissoudre le terrorisme intellectuelle, je vous invite à fermer au plus vite les éditions La Tempête, saisissez les livres avant que les exemplaires ne partent dans la nature. Il en va de la sécurité du président et de nos oligarques. Citoyennement vôtre
PS2 : je ne résiste pas à l’envie de vous partager des images de ma cavale sans poursuivant, le 19 janvier j’entame le chapitre 5 dans le train. Avec la grève, j’ai loupé la manif ! Mais j’ai fait mon défilé seul de République à Bastille, marchant de la gare de l’Est à celle d’Austerlitz. Il n’y avait plus de train pour Orléans, j’ai donc marché encore jusqu’à la Maison Blanche (véridique). A la lecture des messages, il semblait évident que le peuple ne voulait plus du rôle de nounou du roi.