Laurent Fouillé déMobiliste

Sociologue Urbaniste

Dans la ville, il y a des cactus, moi je me pique de le savoir


Un bon moyen de cultiver le principe de perplexité, cher à Bruno Latour, d’adopter un regard neuf sur une réalité qu’on ne voit plus sinon, tellement elle est proche et imprimée dans notre quotidien, consiste à se poser la question suivante : que penserait un ethnologue envoyé d’une culture exotique, représentant d’une altérité totale, s’il découvrait nos villes pour la première fois, vierge de toute habituation du regard, libre de toute persistance rétinienne, du fait qu’il soit si loin de son habitat familier.

« Partout leurs rues sont jalonnées d’alignement de mats métalliques érigés de manière répétitive comme un motif. Parfois les rangs se présentent moins alignés et plus clairsemés, dans une disposition confuse difficile à interpréter avec une pensée géométrique, comme si l’aléa avait décidé, alors qu’ailleurs l’alignement millimétrique pouvait prévaloir. Cette profusion de statuettes dressées et la richesse qu’elle suppose (la quantité de métal miné et fondu, le travail et l’énergie que tout cela nécessite) contraste avec, d’une part, l’absolue pauvreté de leurs formes (une boule pour la tête, un cylindre pour le corps, souvent monochrome, de la pure abstraction, aucun réalisme, sauf si l’obsession d’un phallisme primaire les avait poussé à dresser des bites partout, sans vulves pour leur répondre, étrangement) et d’autre part, la négligence avec laquelle elles sont traitées. L’absence de considération des autochtones à leur égard est totale : aucun culte ou offrande ne leur est accordé. Au contraire, ces totems font souvent l’objet de maltraitance et de profanation sans pour autant posséder le bénéfice du sacré : ils sont parfois foulés à terre, comme on ferait tomber les statues à l’effigie de tyrans ou les obélisques pointant vers les divinités des vaincus, la symbolique en moins.

(Si notre ami voyageait dans le temps et l’espace depuis le Moyen Orient biblique, sans doute y verrait-il un lien étroit avec les nombreux appels à renverser les autels, briser les statues et abattre les idoles dans l’Ancien Testament, mais par définition nous devons considérer qu’il n’a pas cette référence).

On pourrait y voir des sortes de fétiches inversés, des clous que l’on ne cherche qu’à retirer pour pouvoir les replanter. La figure du fétiche clouté est une piste à creuser, nous verrions ainsi une ville couverte de cet épiderme urbain criblé d’alignements de piercings. Peut-être la trace d’accords scellés dans la Terre ?

Il est vrai que les dessins des Nazca sont plus simples à comprendre, ils sont figuratifs.

Ce qui est frappant, c’est que bien que n’ayant aucune fonction sociale avérée et ne faisant l’objet d’aucune attention particulière, ces mats métalliques sont aussitôt remis sur pied dès qu’ils ont été vandalisés.

Ces statuettes forment une énigme sociale. L’ethnologue se casse les dents dessus. Il a beau leur rechercher une fonction sociale, rien n’émerge, même pas du côté de l’occulte, rien. Nulle cérémonie, rite ou moment du calendrier au cours desquelles, elles prendraient enfin sens, point de chants ou de célébrations qui en décrypteraient le mystère. Non, décidément, leur seule fonction observable consiste à faire obstacle. En général, on évite les obstacles, mais pas dans cette culture-là, car ici faire obstacle est un art. »

Les bites et les potelets ne sont pas un impensé

Il y a bientôt dix ans, Olivier Razemon signait un excellent billet dans lequel il faisait le point sur la pilosité urbaine à croissante rapide : ces potelets qui poussaient partout dans nos villes. https://www.lemonde.fr/blog/transports/2013/09/04/les-potelets-metalliques-cauchemar-du-pieton/

Il se référait, entre autres sources, à un article de TerraEco https://www.terraeco.net/voiture-stationnement-infraction,50419.html et au blog http://benlem2.canalblog.com/ qui a documenté ce phénomène entre 2006 et 2014.

Dans ma thèse, je questionnais cette politique des bordures et des barrières, dont la méthode consiste à placer des obstacles physiques pour canaliser et endiguer la montée des au-tomobiles, cette espèce invasive. Ces obstacles sont objectivement mes amis, car ils matérialisent la limite à l’espace accaparé par les autos, mais il s’agit de potes laids. L’esthétique ne me semble pas le sujet (1-j’ai mauvais goût, 2- çà ne sent pas mauvais comme la ligne d’algues qui indique le niveau de la marée haute), ce qui interroge véritablement, c’est le fait d’accepter de dégrader l’espace pour tous afin de le défendre. C’est la définition d’une politique de la terre brulée, elle fait partir en fumée ce à quoi elle tient le plus, pour en priver l’ennemi. L’espace préservé des voitures est dégradé pour ne pas qu’elles viennent : c’est une victoire à la Pyrrhus. Il s’agit d’une méthode qui entérine la défaite dans un dernier geste alimenté par l’énergie du désespoir. C’est un peu le comportement naturel du mauvais perdant, si je perds, on arrête de jouer.

L’arsenal « anti-stationnement » (il y a une rubrique ainsi qualifiée sur un site qui les commercialise) fait forcément écho aux pics qui repoussent les pigeons (ce qui est fait dans l’article de TerraEco) – on aime bien comparer les autos et les pigeons – et il s’agit bien en effet d’un répulsif pour une espèce invasive. Si l’on tire la métaphore un peu plus loin et qu’on revient chez les humains, on songera alors aux « pics d’or » organisé par la fondation Abbé Pierre pour récompenser les installations anti SDF les plus cyniques. Dans ce registre, je pourrais vous parler d’une œuvre d’art douteuse, mais je l’ai déjà fait ailleurs.

Si l’on monte en généralité, on pense à Mike Davis et son City of Quartz, livre dans lequel il montre comment des objectifs sécuritaires expliquent la multiplication de ces aménagements défensifs dans la ville, dans son cas, Los Angeles. Mais depuis, l’urbanisme sécuritaire a déferlé planétairement. Par exemple, l’attentat de la promenade des anglais à Nice a eu pour principale conséquence urbanistique concrète, la prolifération de blocs de béton capables d’arrêter un camion devant chaque festival ou marché de noël…

Latour parlerait à leur sujet de délégués non humains dont le script « passage interdit » ou « stationnement interdit » est inscrit dans la matérialité de l’espace. Comme un panneau ou une ligne de peinture jaune ne suffisent pas, parce qu’il y aura toujours des contrevenants, voire des terroristes, alors on barricade, partout, tout le temps. C’est l’histoire du groom, si bien racontée dans La clé de Berlin et autres leçons d’un amateur de science.

En résumé (et en moins bien) : comme les gens ne referment pas la porte, on pose un écriteau. Comme ils ne lisent pas ou ne respectent pas la consigne, il faudrait un portier. Mais on ne peut en mettre un à chaque porte. Alors on inventa le groom, qui referme automatiquement la porte. Mais que se passe-t-il s’il tombe en panne, s’il est déréglé, claque ou ne referme pas complètement ? Le délégué est merveilleux lorsqu’il fait à notre place. Nous habituant à sa présence, nous perdons l’habitude de refermer la porte.

Dans La zone du dehors, Alain Damasio imagine ce que donnerait cette tendance si on la poussait jusqu’à son terme. Une société et une ville dans laquelle les comportements seraient policés par le design, où il n’y aurait plus de lutte, puisque chaque petit dispositif gouverne et norme les conduites préventivement, pour les mettre en permanence sur le droit chemin, empêcher le moindre conflit ou frottement. C’est la crainte que tout observateur de la société contemporaine nourrit dès lors qu’il a lu le Surveiller et Punir de Foucault : la délinquance zéro ne sera atteinte et les prisons fermées (ou plutôt ouvertes), que lorsque nous aurons tous accepté de vivre à l’intérieur d’une prison préventive à ciel ouvert. Parce que l’homme serait mauvais, considérons dans tout ce que nous organisons, par principe, que nous sommes face à des fraudeurs, des voleurs, des fauteurs de troubles. Ainsi, portons des casques, couvrons le sol dur par un tapis mou, éclairons chaque zone d’ombre…

Revenons-en à nos poteaux laids (moins beaux qu’un pot au lait, tout le monde en conviendra, la fonction de contenant en moins)

Personne ne les aime, mais ils font le job à moins cher qu’un policier municipal. 100 à 300 €/ pièce le petit calibre, sans compter la pose, (ni la repose, la re-repose…), ce n’est pas donné, mais efficace. Ce qui coûterait moins cher, serait la confiance dans le civisme, mais celui-ci n’a pas de prix. Pourtant chaque euro investit dans le civisme est une économie pour l’avenir et une preuve de confiance (le début d’un cercle vertueux).

Le problème des délégués à qui l’on sous-traite la défense des espaces non-automobiles, c’est qu’ils ne fonctionnent qu’en se généralisant, si vous n’en mettez pas à un endroit, cette faille dans votre ligne de défense sera interprétée comme un « ici on peut stationner ». On commence donc par barricader le centre, la portion de rue problématique et on finit inexorablement avec une ville hérisson couvertes de pics, une ville malade d’acupuncture obsessionnelle compulsive. Des lignes Maginot sur chaque trottoir.

Pourquoi je vous raconte tout ça ?

En tant que déMobiliste, ma mission consiste aussi à les retirer et réfléchir à ce qu’on pourrait en faire. Si jamais je devais vous recommander de vous en servir, ce ne serait pas sur un trottoir, ni en alignement d’une bordure, mais plantés en plein milieu de la chaussée (en version amovible) pour former un filtre modal qui laisse passer piétons et cyclistes. Idéal pour mettre une rue en impasse.

Mon sujet n’est pas « comment se fait-il qu’il y en a partout ? », un travail d’historien déjà bien documenté, mais « quand et comment on les enlève ? » ou « quand-est-ce-que ça s’arrête ?  » Orelsan ou pour citer le maire d’Orléans « quand-est-ce-qu’on arrête les conneries ? »

J’ai le sentiment que les potelets s’apparentent à des dents. On a forcément une dent contre eux. Ils s’alignent (plus ou moins) comme une dentition, d’ailleurs le marchoir ressemble parfois terriblement à une mâchoire. Ils ont des problèmes de caries et de déchaussement. Le dentiste peut passer séance après séance sur une unique dent problématique : le soin s’en va, on recommence. A la fin, il va vous proposer de toutes les arracher et de les remplacer par des implants plus solides et coûteux.

Qu’est-ce que je propose ?

Je veux bien faire l’arracheur de dents, mais je ne mens pas moi, contrairement à l’adage. Un arracheur de dents qui dit qu’il ne ment pas, n’est-ce pas là un paradoxe logique ? S’il dit vrai, il ne ment pas, mais alors il ne peut pas être arracheur de dents, auquel cas il ment. Clin d’œil à Edgar Morin dont la lecture m’a fait découvrir le paradoxe du crétois.)

Cela me permet de sortir l’album photo, je ne sais pas si vous en croisez aussi souvent que moi, mais je vois des dents cariées et déchaussées un peu partout. Ou alors, c’est moi qui fait tomber les dents ?

Tout a commencé comme ça :

2018 : je découvre un potelet dans une poubelle (Orléans)

Puis régulièrement, j’ai vu des potelets qui venaient de tomber comme des dents de lait.

Dans ma rue, il y a une dent à problème. Il y eut d’abord un soin temporaire en plastique, maintes fois arraché. Il a été remplacé par une prothèse en acier. Régulièrement, elle se déchausse et est réparée. Dernièrement, nous avons vu le livreur qui n’avait pas vu l’obstacle (il a roulé dessus, puis a peiné à repartir, car les roues de sa camionnette patinaient). Le lendemain, nous avons surpris le dentiste opérant en urgence, puis la version comme neuve (pour combien de temps ?)

Erratum : la photo de droite représente un saut technologique majeur : le poteaux flexible imitation rigide. Mon fils a découvert que ce potelet à l’apparence métallique est un leurre. Il est en plastique et se plie sans se tordre : une invitation à manœuvrer en douceur (ou pas).

Une dent peut tomber d’un seul coup (strike ! si on fait tomber plusieurs quilles en même temps). Elle peut aussi s’affaisser lentement, s’éroder, se carier, pencher, avant de rompre ou se déchausser.

La photo ci-dessous à gauche, déjà présentée plus haut, est une invitation à mettre les potelets à la poubelle. Je n’ai pas résisté.

Bien que tous identiques, jouant de la série et du motif répétitif, il convient de relever que le catalogue des divers types de défenses anti-voitures est relativement varié, au contraire de la biodiversité, sa population se multiplie et ses espèces se diversifient. La fonction demeure : faire obstacle, occuper le terrain. Des sardines plantées tout autour de la modeste tente piétonne. En y ajoutant la diversité des matériaux, coloris, styles d’implantation et de disposition, les variations deviennent infinies.

En parlant de biodiversité.

A Toulouse, j’ai découvert un concept d’embellissement/végétalisation un peu hors-sol, mais il y a de l’idée. Et si à la place, on faisait un trou dans le sol et qu’on plantait en pleine terre ? Certaines plantes seraient écrasées, c’est sûr, mais pas toutes, pas tout le temps.

Parfois, on peut y lire des messages, ils prennent alors une valeur politique :

Un beau jour, je suis tombé sur un petit arsenal stocké à côté de la salle de badminton.

Le chantier de la rue de Bourgogne a commencé par un arrachage de toutes les dents (sans anesthésie), voilà donc à quoi ressemble une une rue sans dent, prémisse d’une ville édentée.

Que faire de toutes ces dents ?

La solution consistant à les retirer toutes me convient très bien (et pourtant, j’ai refusé qu’on me retire mes 4 dents de sagesse), car cela permet de retrouver la ville d’avant les poteaux et la forêt de panneaux. On respire, on a de la place, il est plus facile de trouver 1,40 mètre d’espace libre d’obstacle. De plus, cela nous offre un gisement de métal à fondre (c’est comme les dents en or, une forme d’épargne en acier).

Pour les vélos, la métamorphose du potelet en arceau vélo peut lui donner enfin un usage positif. Il doit bien exister un forgeron urbain capable de transformer un potelet standard en arceau à vélo. Serait-il possible de souder un anneau sur un potelet sans avoir à le dé-sceller ? En effet, on peut imaginer qu’ils ne sont pas tous mal positionnés pour l’usage « garer son vélo ».

Enfin, le potelet anti-stationnement qui fait du trottoir une mâchoire, peut aussi être déplacé pour délimiter une zone piétonne (à l’intérieur de laquelle il est interdit de stationner et circuler). Implanté sur la chaussée, il peut former un filtre modal, transformer une rue passante en impasse (très utile dans une stratégie de quartier à trafic limité), et donc en voie privilégiée pour les cyclistes et piétons.

L’image de fin.

(Merci au lecteur courageux d’avoir fait rouler sa molette jusqu’ici.)

A Rennes, j’ai photographié ce panneau debout. C’était même l’illustration que j’avais retenu pour la couverture d’un diagnostic du quartier Sud-Gare. Quelques semaines plus tard, un fort vent d’Ouest l’avait fait chavirer et un croc l’avait transpercé. C’est la chute.


Une réponse à “Dans la ville, il y a des cactus, moi je me pique de le savoir”

  1. Merci de nous ouvrir les yeux et la tête sur la réalité de nos villes, sur la séparation permanente des usages qui génèrent des aberrations couteuses et inesthétiques, aussi peut etre parce que les mots civilité et politesse semblent avoir disparu du langage du commun des mortels.

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